Paris saigne

Le ciel était d’un gris poisseux ce matin-là, bas et lourd, chargé de cette poussière acide que les vents ramenaient de la mer du Nord. Ida, Ralph et Justin progressaient dans les ruines du port, silhouettes discrètes entre les carcasses de containers éventrés et les squelettes de grues, en mission de récupération. Les deux hommes, fusils en bandoulière, ouvraient la voie, tandis qu’Ida inspectait les abords, attentive à chaque son.

Ce fut elle qui les vit, la première. Une voile déchirée, peinte d’un crâne blanc. Un rafiot de guerre, bringuebalant, crachait sa fumée noire dans la baie. Les pirates.

Sans un mot, ils s’enfoncèrent dans les décombres, se tapissant dans l’ombre. Depuis leur cachette, ils observèrent les silhouettes rudes et râblées décharger des caisses du bâtiment aux fenêtres murées. Des armes. Beaucoup.

Une fois les contrebandiers disparus à l’horizon, le trio s’approcha des lieux. L’intérieur était silencieux, presque spectral. Des pièces vides, aux murs rongés par l’humidité. Les portes de fer blindées étaient ouvertes, béantes comme des bouches sans langue. Mais aucun butin, aucun indice. Juste une impression persistante de ne pas être seuls.

À la sortie, deux formes métalliques surgirent dans le silence. Des robots. Anciens, rouillés, mais encore redoutables. Les fusils de Ralph et Justin crachèrent leur colère, un vacarme assourdissant dans les rues éventrées. Le premier robot s’écroula dans une gerbe d’étincelles. Le second, insensible aux balles, fut frappé de plein fouet par la décharge foudroyante d’Ida. L’impact laissa une odeur âcre dans l’air, un mélange de métal brûlé et d’ozone. Mais elle fut touchée à la jambe, une gerbe de sang noirci éclaboussant les pavés.

Poussée par l’urgence et la curiosité, elle s’approcha pour fouiller les carcasses. L’un des robots siffla faiblement… puis explosa.

Elle fut projetée au sol, le souffle coupé, le visage couvert de suie et de sang. En clopinant, trempée de sueur et meurtrie, elle revint au campement où Ro’shy méditait, son esprit flottant à la lisière du divin. Quand il ouvrit les yeux et la vit, il tendit la main sans un mot. Une lueur verte s’enroula autour de ses doigts, une douce chaleur magique recousit chair et os. Ida, dans un soupir, sombra dans un sommeil sans rêves.


Pendant ce temps, bien plus au sud, Grabu, Spike et Pashtarot s’enfonçaient dans les terres sombres, en direction de Paris. Le vent portait une odeur rance, mélange de moisissures, de carcasses et d’échos lointains. Lorsqu’ils atteignirent les ruines de Beauvais, les ombres du soir s’étiraient déjà sur les façades éventrées.

Mais là, dans la pénombre, des notes de musique dansaient entre les pierres. Violon grinçant, guitare fatiguée, trompette fêlée, accordéon aux soufflets écorchés. Un groupe de musiciens. Des vestes élimées aux couleurs éclatantes. Et sur l’une d’elles, Spike reconnut le symbole discret de la guilde des musiciens — un ordre ancien, itinérant, parfois utile.

Après une discussion feutrée, l’accord fut conclu. Contre quelques poignées de capsules et quelques denrées, ils composeraient des chansons à la gloire de Braggur, dieu des forges. Plus important encore, ils faciliteraient leur entrée clandestine dans Paris.

Quelques déboires plus tard, les armures mal sanglées et les sacs trop pleins furent corrigés. Le trio, guidé par les musiciens, s’engouffra dans les profondeurs. Un tunnel de métro, effondré par endroits, grouillant d’insectes, bordé de vieux tags et de symboles oubliés.

Ils débouchèrent au fond d’un cratère, à quelques minutes du couvre-feu. Paris. Le creuset des nations.

Le premier abri fut une piaule misérable, habitée par un mendiant solitaire. Grabu, d’un simple geste, tissa dans son esprit des souvenirs inventés — de vieux amis, de bières partagées au coin d’un feu. Le vieil homme, hébété, accepta la nourriture et le vin, oubliant la peur. La nuit fut agitée. Odeur d’urine, de moisi, et dehors… un bruit étouffé d’une personne poignardée. Mais aucun d’eux n’osa sortir pour voir.

À l’aube, ils remontèrent dans le cratère et s’approchèrent du container abritant Joseph, le maire. Plus aucun civil dans les parages. Juste des soldats, lourdement armés, aux regards vides. Le danger était palpable, l’air chargé d’électricité.

Grabu ne dit rien. Il leva la main.

Ses yeux s’illuminèrent, un vert phosphorescent, et dans le silence suspendu, sa magie frappa. Une onde invisible, tranchante, s’écrasa sur les gardes. Leurs crânes résonnèrent, puis explosèrent sous la pression mentale. Du sang suinta par leurs yeux, leurs oreilles. L’un d’eux émit un râle atroce avant de s’effondrer, la bouche tordue dans une grimace figée. Certains tombèrent des étages, le bruit lourd du fracas de leur corps inerte sur les passerelle retentit dans le cratère.

L’instant d’après, une alarme retentit. Aigüe. Inhumaine.

Sans perdre une seconde, ils s’élancèrent et se précipitèrent dans la première maison ouverte. Les battants se refermèrent derrière eux, engloutissant leur souffle.

Le cœur de Paris battait plus fort que jamais. Mais il battait contre eux.